Quand deux femmes sacrifient tout pour arrêter l’oléoduc Dakota Access

Quand deux femmes sacrifient tout pour arrêter l’oléoduc Dakota…

Quand deux femmes sacrifient tout pour arrêter l’oléoduc Dakota Access

Article publié sur le site Grist

« Je risque des siècles de prison – et pourtant je me sens plus libre. »

Le soir des élections de 2016 (US), deux jeunes femmes se sont rendues sur un chantier de construction à la sortie de l’autoroute 7, dans le comté de Buena Vista, au nord-ouest de l’Iowa. Leur voiture contenait une demi-douzaine de bidons de café vides, plusieurs litres d’huile de moteur et un tas de chiffons.

Tout au long de l’été précédent, les deux femmes – Ruby Montoya, alors ancienne enseignante de maternelle âgée de 27 ans, et Jessica Reznicek, alors militante de 35 ans – avaient essayé tout ce qu’elles pouvaient légalement faire pour arrêter ou retarder le développement de l’oléoduc Dakota Access, ou DAPL, long de 1900 km. Les deux femmes étaient convaincues que l’oléoduc laisserait inévitablement s’échapper le pétrole brut qu’il était censé transporter du Dakota du Nord à l’Illinois, contaminant ainsi l’eau potable et les sols. Elles avaient déjà assisté à des audiences publiques, recueilli des signatures pour des déclarations d’impact environnemental et participé à des marches, des rassemblements, des boycotts, des campements et des grèves de la faim. Elles se sont même enfermées dans les pelleteuses utilisées pour creuser le pipeline et ont été interpellées à plusieurs reprises.

Mais toutes ces initiatives échouèrent à arrêter définitivement la construction et, à la fin de l’automne, une ligne de tuyaux traversait tout l’État de l’Iowa. Montoya et Reznicek étaient frustrées. Alors qu’elles se trouvaient dans une cellule de prison pour violation de propriété privée à la suite d’une manifestation fin octobre, elles se concertèrent. Voulaient-elles vraiment, vraiment, arrêter ce projet ? L’arrêt de l’oléoduc était-il plus important que leur propre liberté ? Pour elles, la réponse était claire.

Alors que les résultats de l’élection étaient en train d’être comptabilisés, Montoya et Reznicek conduisèrent leur voiture sur le bord de la route à l’extérieur de la ville de Newell, à côté d’un vaste champ de chaume qui avait été vidé de son maïs. Un quart de lune éclairait le chantier du pipeline devant elles. Montoya était nerveuse mais concentrée. « Vous voyez un bulldozer, vous savez ce qu’il fait », se souviendra-t-elle plus tard. « Vous savez qu’il ne va pas faire grand-chose de bon. »

Elles prirent une des boîtes à café dont elles avaient percé la boîte, la remplirent de chiffons et la placèrent sur le siège d’une pelleteuse. Puis elles remplirent la boîte d’huile de moteur. Elles placèrent les autres boîtes de la même manière sur les sièges de cinq autres machines stationnées sur le chantier. Puis elles les allumèrent.

Peu après 23 heures, un appel aux services d’urgences signala avoir vu des flammes rouges et jaunes crevant l’obscurité dans un champ près de l’autoroute 7. Lorsque les pompiers arrivèrent pour éteindre le feu, Montoya et Reznicek étaient parties depuis longtemps. Seuls les squelettes carbonisés de quatre excavatrices, d’un bulldozer et d’une grande grue portable restaient sur place.

Le coût du sabotage effectué par ces deux femmes le soir des élections a été estimé à 2,5 millions de dollars. Au cours des six mois suivants, elles apprirent à se servir de chalumeaux, qu’elles utilisèrent pour endommager quatre valves de pipelines différentes dans trois comtés de l’Iowa.

Souvent, leurs actions ne furent pas mentionnées par les médias, bien qu’une chaîne de télévision locale ait rapporté en mars 2017 que quelqu’un s’était glissé sous une clôture et avait utilisé un chalumeau pour faire un trou dans l’une des valves du pipeline. Deux mois plus tard, une station de radio signala qu’un site du DAPL dans un autre comté avait été saboté. Aucun suspect ne fut cité.

Bien qu’elles se soient engagées dans ce qu’elles ont ensuite appelé une « campagne d’incendie criminel » contre un projet d’infrastructure de plusieurs milliards de dollars, ces femmes n’ont jamais été appréhendées. Elles n’ont pas non plus arrêté l’oléoduc. Le pétrole coulait à flots au début du mois de mai 2017. Cet été-là, Montoya et Reznicek réalisèrent qu’il leur restaient encore une possibilité de stopper le projet.

Un jour de juillet, les deux femmes se réveillèrent dans la Catholic Worker House de Des Moines où elles vivaient ensemble depuis l’automne. Le bâtiment – l’une des centaines de maisons autonomes semblables aux États-Unis, qui promeuvent une interprétation du catholicisme axée sur la justice sociale – était une plaque tournante pour la communauté d’activistes locaux qui avait soutenu les efforts les moins clandestins des deux femmes contre l’oléoduc. Reznicek prit un sac à dos en bandoulière contenant un marteau, un pied-de-biche ainsi qu’une déclaration que les femmes avaient rédigée. Puis, avec des conseillers juridiques et des amis, elles se rendirent aux bureaux de l’Utilities Board de l’Iowa, l’organisme de réglementation de l’État qui avait délivré les permis permettant à Energy Transfer Partners, le promoteur de DAPL, de faire passer son pipeline dans tout l’État. Lorsqu’elles arrivèrent, les femmes se placèrent à côté du panneau du bâtiment, dans les herbes hautes, plissant les yeux à la lumière du soleil. Face à une vingtaine de personnes représentant diverses agences de presse, ainsi qu’à un Burger King de l’autre côté de la rue, Reznicek et Montoya lurent à tour de rôle leur déclaration, décrivant en détail leurs nombreux actes d’éco-sabotage, et assumant l’entière responsabilité de leur réalisation.

« Certaines personnes pourraient considérer ces actions comme violentes, mais ne vous y trompez pas. Nous avons agi avec notre cœur et n’avons jamais menacé de vie humaine ni de biens personnels », a déclaré Montoya. « Ce que nous avons fait, c’est nous battre contre une société privée qui sévit dans tout le pays, s’emparant des terres et polluant l’approvisionnement en eau de notre nation. Vous pouvez ne pas être d’accord avec nos tactiques, mais vous pouvez clairement reconnaître leur nécessité à la lumière de la corruption du gouvernement fédéral et des compagnies qu’il représente. »

À la suite de cet aveu, Montoya et Reznicek ont été inculpés de neuf chefs d’accusation pour avoir intentionnellement endommagé des infrastructures énergétiques – une qualification qui peut faire de la démarche d’une société commerciale privée un sujet de préoccupation fédérale. Cette qualification est une disposition du Patriot Act, la loi controversée sur la sécurité nationale adoptée par George W. Bush dans le sillage du 11 septembre 2001, et les procureurs fédéraux l’ont adoptée comme moyen de cibler les militants écologistes qui s’engagent dans la destruction de biens.

Pendant plus d’un an, Reznicek et Montoya risquèrent chacune plus d’un siècle de prison fédérale. Puis, en février, les deux femmes conclurent des accords de plaidoyer avec les procureurs fédéraux : abandonner huit des charges en échange d’un plaidoyer de culpabilité pour le chef d’accusation de complot visant à endommager une installation énergétique. Cet accord signifie que les deux femmes risquent désormais une peine maximale de 20 ans chacune – une sanction qui figurerait toujours parmi les peines les plus longues jamais prononcées pour des actes d’écomilitantisme aux États-Unis. Les deux femmes doivent être condamnées à la fin du mois de juillet.

Lors de leurs interventions publiques et de leurs interviews après les inculpations, Reznicek et Montoya ont constamment exprimé leur regret de ne pas avoir fait plus, de ne pas avoir sacrifié plus et de ne pas avoir commis plus de destructions pour arrêter l’oléoduc Dakota Access, qui transporte actuellement environ 500 000 barils de pétrole par jour depuis le site de Bakken Shale dans le Dakota du Nord, jusqu’à un terminal situé dans l’Illinois. Un examen complet des nombreux écrits et discours publics des femmes avant et après leur campagne, ainsi que des entretiens avec une douzaine de leurs amis, de leurs familles, de leurs avocats et de leurs collègues militants, brosse le tableau d’une quête spirituelle croissante qui a trouvé son ultime exutoire dans un engagement inébranlable envers l’unique objectif de stopper l’oléoduc. (Les deux femmes ont toujours refusé de parler aux journalistes des destructions commises, étant donné que leur condamnation est toujours en cours, mais j’ai pu m’entretenir longuement avec Reznicek sur d’autres sujets au téléphone et lors d’une visite de trois jours en janvier 2020).

Bien que Reznicek et Montoya se considéraient comme agissant dans la tradition du Catholic Worker Movement, leur position intransigeante sur l’efficacité de la destruction de biens en a aliéné plus d’un au sein même de ce mouvement. Néanmoins, les deux femmes n’ont jamais exprimé de doutes ou de remords quant à leurs actes, même si le pétrole continue de couler à flot dans l’oléoduc.

« Je ne choisirai pas la peur », a déclaré Montoya en 2017 devant un public d’écoactivistes du Minnesota, dont beaucoup étaient assez âgés pour être ses parents ou ses grands-parents. « Je risque des siècles de prison – et pourtant je me sens plus libre. »

Leur amitié n’avait guère plus d’un mois lorsque Reznicek et Montoya prirent leur voiture pour se rendre à Newell. Avant la nuit des élections, aucune des deux femmes n’avait encore commis d’incendie criminel. En effet, la protestation contre l’oléoduc fut le premier contact prolongé de Montoya avec le militantisme. Reznicek, quant à elle, avait déjà passé pratiquement une décennie impliquée dans la tradition d’activisme spirituel du Catholic Worker et du mouvement Plowshares.

Le Catholic Worker Movement, issu du journal éponyme et des maisons d’accueil fondées par Dorothy Day et Peter Maurin dans les années 1930, prône la justice et la miséricorde et soutient des positions fermes contre la guerre, la ségrégation, la prolifération nucléaire et d’autres formes de violence. Les militants de Plowshares ont suivi leurs traces. Inspirés par le prophète biblique Isaiah, qui a prédit le jour où les nations « briseront leurs épées pour en faire des socs », ces militants font des sacrifices personnels au nom du bien commun, en utilisant des marteaux modernes pour « briser » physiquement et symboliquement les outils de guerre contemporains. Montoya et Reznicek considèrent qu’elles ont fait appel à ces techniques traditionnelles pour faire face aux crises contemporaines du changement climatique et de la contamination de l’eau.

Mais avant tout cela, alors qu’elle n’avait qu’une vingtaine d’années, Reznicek était mariée à un pharmacien de la région de Des Moines à l’abri du besoin et étudiait les sciences politiques au Simpson College voisin. Au milieu des années 2000, elle s’engagea sur la voie qui l’amènerait irrémédiablement jusqu’au pipeline. Un jour, elle décida soudainement de partir pour un voyage de trois jours dans le Colorado. Elle n’avait pas établi d’itinéraire fixe – pas de destination exacte, pas de réservation d’hôtel – juste une envie de revisiter une région tranquille qu’elle avait appréciée dans son enfance. Elle cherchait un moyen de parler en tête-à-tête avec Dieu, a-t-elle déclaré à un juge en 2016.

Mais au lieu des rivières bouillonnantes dont elle avait gardé la mémoire, elle trouva à la place des ruisseaux bloqués par des panneaux « Défense d’entrer ». Elle vit de grandes étendues de terre excavées par les machines de l’industrie pétrolière et gazière. Les habitants se plaignaient que l’eau pouvait parfois s’enflammer. Au lieu de communier avec la nature, comme elle avait escompté faire, elle acheta des cartons et des marqueurs et fabriqua des pancartes de protestation qu’elle planta devant l’exploitation.

Elle retrouva sa maison, son mari et ses études, mais les choses n’étaient plus tout à fait les mêmes. « De ma retraite spirituelle est née une quête d’activiste », a-t-elle rappelé plus tard devant le tribunal. En 2011, alors que Reznicek était dans la dernière ligne droite pour obtenir son diplôme, son professeur d’histoire lui parla de Occupy Wall Street. Cette nuit-là, elle regarda sa webcam en direct jusqu’à 4 heures du matin, fascinée. Elle s’empara rapidement de sa valise et annonça à son mari qu’elle partait pour New York. Il la prévint que leur mariage serait terminé si elle y allait, alors elle lui demanda de venir avec elle. Il refusa et elle partit prendre un bus pour le centre de Manhattan – « s’élançant dans l’inconnu avec un enthousiasme total », me dit-elle lors de notre conversation téléphonique en février 2020. Après trois semaines passées au Zuccotti Park de Manhattan, Reznicek apprit qu’une manifestation connexe avait vu le jour à Des Moines. L’une des occupantes les plus actives de l’Iowa, Julie Brown, se souvient précisément du moment où Reznicek était arrivée. C’était une journée froide de novembre et Brown frissonnait dans l’ombre du Capitole de l’État lorsque son regard croisa les yeux vert pâle d’une petite blonde qui était en train de gravir le trottoir à vive allure pour se présenter. « Je reviens juste de Zuccotti. De quoi avez-vous besoin ici ? », a-t-elle demandé. Reznicek acheta des radiateurs ainsi que d’autres articles pour les militants qui dormaient sur le site de la manifestation, et elle assista ensuite à chaque assemblée générale et réunion de groupe de travail.

Dans les semaines qui suivirent, Reznicek et Brown se lièrent d’amitié avec les travailleurs catholiques de Des Moines qui s’étaient portés volontaires pour faire la vaisselle au camp. Reznicek remarqua la présence régulière et constante des travailleurs catholiques à de nombreuses marches, sit-in et rassemblements locaux d’Occupy. Reznicek a été élevé dans la foi catholique dans la petite ville de Perry, à une demi-heure au nord-ouest de Des Moines. Son père, qui travaillait pour le bureau du shérif, l’accompagnait parfois au catéchisme à l’école paroissiale située à deux pâtés de maisons de l’église Saint-Patrick. Bien que Reznicek n’ait pas été une pratiquante régulière depuis son enfance, la puissante mission de justice sociale du Catholic Worker Movement représentait un moyen de fusionner ses préoccupations croissantes concernant l’injustice avec son désir de combler ce qu’elle a déclaré plus tard être un « vide obsédant » dans sa vie spirituelle.

Lorsque le mouvement Occupy s’éteignit cet hiver-là, Reznicek et Brown s’installèrent dans l’une des quatre maisons autonomes du Catholic Worker de la ville. Leur nouvelle maison, la maison Rachel Corrie, porte le nom d’une militante américaine qui fut tuée à l’âge de 23 ans alors qu’elle tentait d’empêcher un bulldozer israélien de détruire une maison palestinienne dans la bande de Gaza en 2003. Reznicek commença à écrire pour Via Pacis, le bulletin d’information du Catholic Worker de Des Moines, en réfléchissant à sa transition de femme au foyer bénéficiant d’une sécurité financière à une militante qui avait trouvé son but spirituel.

« J’ai abandonné la routine qui étranglait à la fois ma voix et mon esprit sans une once d’hésitation. J’ai quitté la maison dans laquelle j’avais vécu pendant plus de cinq ans et j’ai trouvé mon foyer », a-t-elle écrit. « Je me suis libérée de l’impuissance et du vide qui accompagnaient les efforts constants qu’il fallait déployer pour faire semblant de vivre dans le monde de la mode et des poignées de main moites. Ma décision de repartir de zéro a magnifié le mécontentement dont je m’étais éloignée et m’a rappelé le véritable sens de ma vie : l’amour et la compassion. »

Mais Reznicek trouva également la vie communautaire éreintante, de par son engagement à prendre des décisions par consensus et à travailler en comité. Elle conclut un accord avec les travailleurs catholiques : Elle alternerait des périodes de cuisine, de nettoyage et de vaisselle dans la maison d’accueil voisine de l’évêque Dingman avec des périodes de ce qu’elle appelait de « longues marches » – de très, très longues marches, dont une de Kansas City au Guatemala (elle fit une partie du trajet en auto-stop), et une autre de l’est de l’Iowa à Washington, D.C..

Ses voyages occasionnels étaient une exception faite par la communauté pour l’accueillir, mais c’était aussi une pratique que le fondateur de la maison, Frank Cordaro, comprenait. Militant de Plowshares et ancien prêtre, Cordaro s’est souvent joint à Reznicek dans ses voyages. « La justice sociale », m’a-t-il dit, « c’est ce à quoi ressemble l’amour en public ».

Pendant ce temps, le casier judiciaire de Reznicek s’alourdit alors qu’elle participe à des manifestations comme les sit-in de Occupy de Des Moines. Dans ses écrits pour Via Pacis, elle reconnaît l’euphorie fugace qu’elle peut atteindre grâce à son activisme – et les risques de plus en plus périlleux qu’elle prend pour y parvenir.

« D’une certaine manière, au milieu des poignets enchaînés, des murs de cellules, des portes verrouillées et des femmes en détresse, rayonnait en moi un sentiment de liberté totale comme je n’en avais jamais ressenti auparavant », a-t-elle écrit en 2012. « Chaque moment que j’ai passé à la prison du comté de Polk, et chaque moment depuis, a généré en moi d’écrasants élans de gratitude et d’amour (même si je pleure longuement le départ de ces sentiments alors que ma plénitude spirituelle atteint une inévitable période de lente déflation). »

Une grande partie du militantisme des Catholic Workers s’inscrit dans la tradition de la protestation non-violente, mais ceux qui s’identifient comme des militants de Plowshares vont plus loin. La première action Plowshares eut lieu en 1980, un an avant la naissance de Reznicek, lorsqu’un groupe de huit Catholic Workers – dont deux frères également prêtres, le père Philip Berrigan et le père Daniel Berrigan – est entré dans l’usine General Electric de King of Prussia, en Pennsylvanie, où étaient fabriqués des cônes de nez pour missiles nucléaires.

Un activiste frappa deux cônes de nez avec un marteau. Ensuite, les intrus sortirent des récipients contenant leur sang et les versèrent sur certains documents de l’entreprise. Ils prièrent en attendant d’être arrêtés. Lorsque le directeur de l’établissement arriva, les manifestants lui remirent un document indiquant ce qu’ils avaient fait et pourquoi. Les militants se défendirent ensuite devant les tribunaux et furent finalement condamnés à des peines allant d’un an et demi à dix ans de prison. Après une décennie de procédures d’appel, les « Huit de Plowshares » furent de nouveau condamnés à des peines de prison.

Depuis lors, plus de 75 manifestations de ce type ont eu lieu dans le monde entier, selon le militant de Plowshares Arthur Laffin, qui a également écrit une biographie du mouvement. Qu’elles aient été orchestrées par un seul ou par une douzaine de militants, elles ont toutes impliqué des dommages matériels symboliques, une auto-représentation en justice, un sens du sacré et un refus de cacher ce qu’ils avaient fait – les militants s’en attribuèrent toujours ouvertement le mérite.

À l’automne 2015, Reznicek demanda et obtint une bourse de 1000 dollars pour faire des recherches sur les entrepreneurs de la défense situés dans la région d’Omaha. Elle espérait terminer le projet et utiliser le reste du financement pour se payer un billet d’avion qui lui permettrait de quitter les États-Unis pour une vie plus tranquille où elle pourrait se concentrer sur sa recherche spirituelle. Mais au cours de ses recherches, elle apprit que Northrop Grumman développait un système d’armes appelé RQ-4 Global Hawk – un drone qui allait être exporté pour être utilisé dans le monde entier.

De nouveau indignée, Reznicek se dirigea vers les bureaux de l’entrepreneur de la défense avec une masse et une batte de baseball deux jours après Noël, pour associer l’action à la fête des Saints Innocents. Reznicek se présenta poliment au garde de service, puis brisa une fenêtre et une porte avant de s’agenouiller sur le trottoir à côté de ses outils pour attendre son arrestation.

Alors qu’elle était assise dans une cellule avant son procès, elle déclara aux journalistes : « Je resterai en prison aussi longtemps que nécessaire si cela fait parler les gens ». En fin de compte, elle évita une peine de 22 ans de prison et purgea la totalité de sa peine de 72 jours pour intrusion et vandalisme, en attendant son procès.

Au printemps 2016, Reznicek s’était renseignée sur l’oléoduc Dakota Access. Elle commença à marcher et à faire du stop jusqu’à la réserve de Standing Rock dans le Dakota du Sud, l’épicentre de la manifestation #NoDAPL. Au début du mois d’août, en route vers le nord, elle rencontra un groupe de jeunes coureurs indigènes portant des bâtons et des plumes vers Washington, D.C., pour inciter le Corps des Ingénieurs de l’armée américaine à annuler les permis du pipeline. Après avoir passé quelques jours à Standing Rock, elle rejoignit les coureurs au bord du Mississippi à Keokuk, dans l’Iowa, participa à une cérémonie de quatre jours, puis se rendit à Washington.

Plus que toute autre cause dans laquelle elle s’était engagée, l’oléoduc lui semblait être une affaire personnelle. Le pétrole allait déferler et tout empoisonner sous ses terres natales. Elle ne voulait pas seulement attirer l’attention sur l’oléoduc – elle voulait l’arrêter. Cela pourrait nécessiter plus que les actions symboliques dans lesquelles elle s’était engagée jusqu’à présent.

La distinction entre ce que l’on appelle l’action directe et les autres formes de protestation peut être obscure, mais en principe, l’action directe cherche à produire un effet immédiat et spécifique : bloquer, arrêter ou rendre intolérablement coûteux le projet contesté. L’action symbolique – marches de protestation, théâtre de rue et autres activités similaires – revigore les militants eux-mêmes tout en ciblant une injustice, dans le but de faire pression sur les fonctionnaires ou autres institutions pour qu’ils changent de politique.

Les actions Plowshares, par exemple, mettent en avant l’expression d’une signification symbolique. Marteler la tête d’un missile peut sembler être un moyen de le rendre inopérant, mais l’intention est plus d’exprimer une possibilité que d’infliger des dommages invalidants. Il s’agit d’une action « non pas pour désarmer, mais pour transformer », a déclaré Michele Naar-Obed, qui gère avec son mari une maison de travailleurs catholiques à Duluth, dans le Minnesota. À eux deux, ils participèrent à huit actions Plowshares. En 1993, ils montèrent à bord d’un sous-marin nucléaire à Newport News, en Virginie, et frappèrent son lanceur de missiles avec un marteau avant de le tremper dans leur sang. Le but de l’utilisation de leur propre sang, explique Naar-Obed, « est que nous n’ayons pas à prendre le sang de qui que ce soit [en faisant la guerre] – tout comme Jésus a offert sa vie pour que d’autres puissent vivre. »

En comparaison, les militants écologistes radicaux de Earth First ! privilégiaient, à leur apogée dans les années 1980, des techniques telles que la plantation de piques dans les arbres pour repousser les bûcherons et protéger les forêts anciennes. Ils préconisaient le sabotage de machines lourdes dans le but de les détruire et de les empêcher de nuire. Un autre groupe d’activistes, l’Earth Liberation Front (ou ELF), d’obédience anarchiste, commit également une série de dégradations stratégiques et parfois spectaculaires de biens dans les années 1990 et au début des années 2000. Agissant au sein de cellules clandestines, ils incendièrent des bâtiments dans tous les États-Unis, notamment un concessionnaire de 4×4, un laboratoire de génie génétique de l’université d’État du Michigan et, surtout, un chalet de la station de ski de Vail, dans le Colorado. Bien qu’individuellement, les membres tentaient de préserver leur anonymat afin de poursuivre leurs actions, l’ELF revendiquait régulièrement ces destructions par le biais d’un bureau de presse indépendant.

Les actions que Reznicek et Montoya étaient sur le point d’entreprendre semblaient représenter un hybride de ces deux types d’actions militantes, combinant l’aspect pratique et concret de l’action directe des écologistes radicaux et le spiritualisme symbolique des actions de Plowshares. Elles suivraient également le courant principal des deux organisations qui est d’éviter sciemment les actions susceptibles de causer des dommages physiques aux personnes. Se considérant comme l’évolution d’une tradition établie, les femmes ont par la suite qualifié leur travail de « Rolling Plowshares ».

Mais dans les derniers jours humides d’août 2016, un peu plus de deux mois avant les incendies de Newell, Montoya et Reznicek ne s’étaient même pas encore rencontrées. Ayant seulement un vague plan en tête, Reznicek empaqueta un sac de couchage, un manteau, quelques marqueurs et une guitare, et se fit conduire sur un site à deux heures et demie à l’est de Des Moines où des ouvriers commençaient à creuser un trou pour construire le DAPL sous le fleuve Mississippi. Son chauffeur la déposa à quelques kilomètres au sud, le long d’une route parallèle au fleuve. « Je trouverai bien une solution », se dit-elle. « C’est mon nouveau chez-moi. » Quelques instants après son arrivée, elle repéra la route par laquelle les camions accédaient au site. À proximité, elle trouva un tas de pneus et de contreplaqué laissés par l’équipe de construction. Elle empila la douzaine de pneus pour former un barrage au milieu de la route. Elle posa contre elle une longue planche de bois sur laquelle était écrit au marqueur noir : « Eau = Vie. » Puis, portant des lunettes de soleil et les cheveux tirés en arrière, Reznicek se tint à côté des pneus et joua de sa guitare.

Lorsqu’un camion se trouvant dans la zone de travaux s’approcha de sa barricade pour sortir, elle continua de jouer et de chanter. Le camion fit marche arrière et stoppa. Dix minutes plus tard, l’adjoint Steve Sproul du bureau du shérif du comté de Lee arriva. Un photographe de l’Associated Press captura ce moment : Sproul regardant d’un air renfrogné Reznicek, qui le regarde elle-même avec un regard déterminé.

Sproul se rappelle avoir fulminé dans son uniforme en demandant à Reznicek de partir. Elle refusa, alors il commença à retirer les pneus, que Reznicek admit qu’elle remettrait en place après son départ. Il lui demanda : « Dois-je vous arrêter maintenant ? » avant de l’enregistrer pour délit d’ingérence dans des activités officielles.

Le lendemain, après sa sortie de prison, Reznicek bloqua de nouveau la route – et passa de nouveau la nuit en prison. Le troisième jour, au lieu de s’exposer à une nouvelle arrestation, elle démonta son barrage et établit son campement sur un terrain privé situé à proximité, après avoir obtenu l’autorisation du propriétaire du terrain. Puis Reznicek s’agenouilla sur le sol et pria pour que d’autres manifestants la rejoignent. « Mon campement ici n’est que le début d’un magnifique mouvement de masse généralisé », a-t-elle déclaré à un journaliste de la radio publique de l’Iowa qui eut vent de ses actions. « Le sacrifice personnel est définitivement une composante de ce que je suis prête à risquer pour sauver nos réserves d’eau. » En une semaine, 50 personnes se joignirent à elle. Elle l’appela le « Mississippi Stand ».

L’une de ces personnes est arrivée dans un SUV immatriculé en Arizona. Reznicek a étudié la conductrice, une jeune femme aux longs cheveux noirs, pendant qu’elle déchargeait une tente neuve et un réchaud rutilant. Le lendemain matin, Reznicek est allée jeter un coup d’œil et vit la femme en train de faire du yoga. Après une réunion informelle au camp, Reznicek remarqua que la montre-bracelet de la femme était réglée sur l’heure militaire. Une des premières choses qu’elle dit à la nouvelle arrivée, Ruby Montoya, fut : « Vous êtes flic ? »

Montoya travaillait en tant qu’enseignante à l’école maternelle bilingue New Horizons Cooperative Preschool à Boulder, dans le Colorado. Elle aimait être accueillie chaque jour par les enfants, qui étaient enthousiastes et curieux. L’école était le genre d’endroit qui reconnaissait que nous avons tous quelque chose à apprendre les uns des autres. Ce qui l’a le plus rapprochée du militantisme, c’est de parler aux journalistes d’une nouvelle loi interdisant les animaux (comme les poussins) dans les écoles, qu’elle a qualifiée d’exemple « limitatif » d’excès du gouvernement.

Montoya est alors tombée sur un reportage décrivant le projet d’Energy Transfer Partners de forer un énorme oléoduc sous la plus grande voie d’eau du continent nord-américain. Inquiète, elle assista à une réunion d’information locale dirigée par des autochtones de la réserve de Standing Rock qui appelaient à l’action. Ils voulaient que les gens les aident à protester. À ce moment-là, Montoya sentit qu’elle n’avait pas d’autre choix que de se rendre à Standing Rock.

À son soulagement et à sa surprise, Montoya découvrit que des centaines de manifestants campaient déjà dans la vaste prairie de la réserve. En suivant de près le site d’information #NoDAPL, dirigé par des autochtones, Montoya lu un article sur une femme d’une petite ville de l’Iowa qui avait bloqué une route avec des pneus, et s’est dit : « Wow, elle a fait ça toute seule ? C’est vraiment cool ». Bien que Montoya ait grandi à Phoenix, où son père est un avocat spécialisé dans les droits civils, ses racines maternelles se trouvent dans le nord-ouest de l’Iowa. Aussi, lorsque l’article mentionna que Reznicek était sortie de prison et qu’elle appelait les gens à se rendre à son campement, Montoya se sentit concernée.

Un jour après l’arrivée de Montoya, Reznicek l’emmena sur le site de forage, juste après le camp. Ce qu’elle vit la troubla : une énorme foreuse directionnelle horizontale bruyante et des résidus toxiques de produits chimiques. Pire encore, elle pouvait les sentir.

Pendant huit semaines, des centaines de manifestants, largement organisés par Reznicek, vinrent en soutien pour des périodes plus ou moins longues. Ils tentèrent tout ce qu’ils pouvaient faire pour ralentir ou arrêter la construction : blocages, voire même lock-ons – les manifestants s’attachent aux équipements de construction, se transformant en cadenas humains, retenant les équipements en otage afin qu’ils ne puissent pas fonctionner sans les mutiler ou les tuer. Mais Montoya et Reznicek étaient de plus en plus exaspérées par leur manque de résultats.

Pourtant, le bureau du shérif du comté de Lee était débordé. L’adjoint Sproul n’avait jamais vu ce genre de système de verrouillage auparavant et s’inquiétait de couper les dispositifs car, comme il l’a dit, « vous ne voulez pas cisailler quelques doigts ». Ils durent emprunter une camionnette pour transporter toutes les personnes arrêtées, parfois une douzaine à la fois.

Fin octobre, Energy Transfer Partners annonçait que le forage sous la rivière était terminé. En 48 heures, les manifestants étaient repartis. Les machines disparurent peu après. « Quand cela a pris fin, c’était comme la fin d’un film », dit Sproul. « Le vent s’est arrêté et la poussière est finalement retombée ».

Dans les jours qui ont suivi l’échec du Mississippi Stand, Reznicek et Montoya évaluèrent leurs actions. En réfléchissant à la campagne d’action directe de ces deux mois, elles réalisèrent que le seul moment où elles avaient vraiment accompli quelque chose était pendant les lock-ons. S’adressant à un public de manifestants à Iowa City, Reznicek avait déclaré : « Le meilleur son que l’on puisse entendre est celui de la machine qui s’arrête. »

« Mais vous sortez de prison le lendemain, 10 jours plus tard ou plus encore, et la machine est de nouveau en marche », a-t-elle poursuivi. « Et vous vous dites, ‘‘Ce n’est pas suffisant!’’ »

Les deux femmes savaient qu’elles voulaient trouver des moyens d’arrêter le chantier de façon plus définitive. « Jessica et moi nous sommes réunies et avons eu l’idée d’endommager les moteurs des machines », déclara Montoya à la rédaction de Deep Green Resistance, un groupe d’activistes radicaux. « Nous avons réfléchi toute la journée », proposant et éliminant des actions qu’elles n’étaient pas sûres de pouvoir accomplir, comme vider les machines de leur huile. « Alors pourquoi ne pas simplement les brûler ? OK. Je sais comment allumer un feu. Tu craques juste une allumette. »

Moins d’un mois après les incendies criminels de Reznicek et Montoya du soir des élections, le président sortant Barack Obama annula les permis que le Corps des Ingénieurs de l’armée avait accordés à l’oléoduc Dakota Access. Soudain, on eut l’impression que le combat de Standing Rock était terminé, et que les militants avaient gagné.

Reznicek, qui était alors en grève de la faim depuis deux semaines, accueillit la nouvelle avec joie. Sa photo apparut dans le Des Moines Register alors qu’elle se préparait à manger son premier repas, une cuillerée de soupe au poulet. Cependant, moins de deux semaines après son entrée en fonction en janvier 2017, le président Donald Trump rétablit les permis. En février, Reznicek et Montoya entamèrent un périple le long du trajet de l’oléoduc dans l’Iowa et le Dakota du Sud, utilisant des chalumeaux à l’acétylène pour sectionner les vannes au niveau de leurs joints, ce qui retarda la construction de l’oléoduc, ajoutant plusieurs semaines à sa date de finition prévue. « Notre objectif était que [Energy Transfer Partners] épuise ses moyens financiers », déclara plus tard Montoya au programme d’information Democracy Now ! Ils ne se sont pas arrêtés avant d’avoir épuisé leurs réserves.

Lorsque l’hiver fit place au printemps, elles se remirent aux incendies criminels, déclenchant de nouveau des feux sur des chantiers de construction, en recourant aux techniques qu’elles avaient utilisé pour la première fois en novembre. « La destruction de biens, ou comme je préfère l’appeler, l’amélioration de biens, est la seule solution que je parviens à imaginer », écrivit Reznicek dans Via Pacis en avril, bien qu’elle n’admettait pas dans l’article qu’elle eut déjà commis de tels actes. « Tout ce que nous avons pu essayer d’autre n’a pas fonctionné. »

En mai, les deux femmes tentèrent de découper une vanne au chalumeau dans le comté de Wapello, dans l’Iowa (non loin de la maison rendue célèbre par le tableau « American Gothic » de Grant Wood), lorsqu’elles découvrirent que du pétrole coulait déjà dans l’oléoduc et, horrifiées, reculèrent. Elles voulaient empêcher l’exploitation de l’oléoduc, pas le faire sauter. (Elles réalisèrent qu’elles auraient également pu se faire exploser elles-mêmes).

Reznicek et Montoya avaient essayé tout ce qui était imaginable, mais le pipeline fonctionnait toujours. Il semblait qu’elles étaient à court d’options. Elles retournèrent à la maison de Berrigan des Catholic Workers à Des Moines, où elles étaient installées depuis la fin de la mobilisation du Mississippi. Elles retournèrent à leur vie de service communautaire, de cuisine, de nettoyage et de participation à des manifestations locales pour des causes proches. L’article de Reznicek dans Via Pacis ce printemps-là décrivit l’œuvre de sa vie comme « un voyage lent et douloureux ».

En juillet, une journaliste d’investigation de The Intercept contacta les deux femmes. Elles acceptèrent de lui parler, espérant que la couverture médiatique pourrait contribuer à ramener l’attention du public sur le DAPL. Le journal avait obtenu des documents divulgués par TigerSwan, une entreprise de sécurité privée engagée par Energy Transfer Partners. Ils indiquaient que Montoya et Reznicek étaient soupçonnées de vandalisme sur le pipeline. Les femmes nièrent toute implication.

Mais après l’entrevue, elles se demandèrent si la situation n’offrait pas plutôt une opportunité. Leur engagement pour la cause n’avait pas faibli. Bien que Montoya ait essayé de ne plus se préoccuper de la situation, elle ne parvenait pas à s’en détacher. Elle et Reznicek se sentaient toujours responsables de ne pas avoir su arrêter l’oléoduc. Rendre publiques leurs actions leur offrait une dernière occasion de le tenter – « C’est la dernière chose que nous pouvons faire », comme l’a dit Montoya à Deep Green Resistance. Après tout, elles s’étaient préparés aux conséquences depuis le début. « Nous étions totalement préparés à cette éventualité, nous nous répétions souvent dans la tête : ‘‘Je vais finir en prison dans l’heure qui suit.’’ », déclara Montoya à la revue militante. Si elles assumaient publiquement leurs actions, pensait-elle, les gens finiraient peut-être par les écouter. Après avoir discuté de l’idée avec Reznicek, Montoya conclut : « Oh et puis merde, revendiquons-le. »

Le matin du 24 juillet, Reznicek se réveilla à sa maison de Berrigan et lava ses cheveux, les laissant sécher à l’air libre contre ses épaules. Elle mit son t-shirt mauve du Catholic Worker de Des Moines, illustré d’un dessin de personnes partageant un repas à une table ronde – le même t-shirt qu’elle portait le premier jour de la mobilisation du Mississippi Stand. Elle et Montoya s’assirent sous le porche, dos à la balustrade. Un vidéaste leur demanda ce qu’elles ressentaient par rapport à ce qu’elles étaient sur le point de faire. Les deux femmes semblaient retenir leurs larmes.

« Je pense que nous nous sentons toutes les deux assez éprouvées aujourd’hui », répondit Reznicek, « principalement parce que le pétrole continue de couler dans l’oléoduc Dakota Access. »

Après l’entretien, Reznicek enfila un t-shirt violet uni et s’attacha les cheveux. Puis les deux femmes, qui s’étaient rencontrées moins d’un an auparavant, se rendirent à l’Iowa Utilities Board.

Après avoir fait leur déclaration, debout dans l’herbe près du panneau de l’organisme, Reznicek sortit un marteau et un pied-de-biche de son sac à dos et remit le marteau à Montoya. Elles se tournèrent vers le panneau et se livrèrent à un dernier acte de dissidence contre l’autorité de l’organisme. Montoya arracha la lettre « A » tandis que Reznicek travaillait sur le « S », mais rapidement les policiers les éloignèrent et les menottèrent. Un journaliste courut à côté de Reznicek alors qu’elle était conduite à une voiture de police et lui demanda : « Est-ce que ça vaut la peine d’aller en prison pour ça ? » Reznicek regarda droit devant elle, la mâchoire serrée. « Absolument », répondit-elle.

Les femmes ne furent pas inculpées pour les actions détaillées dans leur revendication (seulement pour avoir dégradé le panneau de l’IUB), mais elles avaient réuni un conseil juridique bénévole. Puis, le 11 août vers 6 heures du matin, le FBI fit une descente à la maison Berrigan avec un mandat de perquisition pour rechercher des documents comptables, des vêtements, des chaussures, des téléphones portables, des ordinateurs, des outils capables de couper du métal, des substances incendiaires, de la littérature relative à l’extrémisme environnemental et des cartes de pipelines. Une trentaine d’agents – des forces de l’ordre locales dirigées par des agents du FBI – fouillèrent la maison, en retenant Montoya, Reznicek et Frank Cordaro, toujours vêtus de leurs simples vêtements de nuit, sous le porche. Au bout de quatre heures, les agents repartaient avec 20 boîtes scellées et des sacs remplis de matériel, notamment des notes juridiques que les femmes avaient rédigées en consultation avec leurs avocats. Ils ne procédèrent à aucune arrestation.

Plus tard dans le mois, l’un de leurs avocats envoya un courriel à l’assistant du procureur des États-Unis de Des Moines, Jason T. Griess, disant que les deux femmes étaient « tout à fait disposées à se rendre à vous ou à toute personne que vous désignerez à votre bureau dès que celui-ci sera prêt à engager des poursuites contre elles ». Griess répondit le lendemain par un seul mot : « Reçu ».

Pourtant, aucune poursuite ne fut engagée. Les femmes continuèrent donc de mener leur vie, notamment en donnant des conférences sur leur militantisme à des assemblées locales dans tout le Midwest. À la fin du mois de septembre, elles quittèrent une conférence dans le Minnesota pour se rendre sur la côte Ouest, mais elles n’arrivèrent jamais à destination. Elles cessèrent de répondre aux appels et aux textos de leurs proches. Le père de Reznicek alla jusqu’à remplir un rapport de personne disparue.

Au bout d’un mois environ, les parents de Cordaro et de Reznicek reçurent des lettres des deux femmes expliquant qu’elles étaient parties de chez elles parce qu’elles avaient « trop de travail spirituel à faire », se souvint Cordaro. Thanksgiving et Noël passèrent et l’absence des deux femmes dans la maison Berrigan lui pesa. « Mon cœur est brisé » , écrivit Cordaro dans un bulletin de Via Pacis. Il considérait ces femmes comme l’incarnation de la promesse du mouvement Plowshares, et il s’inquiétait pour leur avenir.

La communauté des Catholic Workers fut loin d’être unanime dans son soutien à Reznicek et Montoya. Les membres débattirent des actions des deux femmes pendant des mois. Certains les défendirent, comparant leurs sabotages à une autre action légendaire des Berrigan, l’incinération des documents de conscription du Vietnam en 1968. D’autres étaient mal à l’aise avec leurs actions de destructions parce qu’elles étaient « réelle et non pas symbolique », ce qui n’est pas conforme aux principes de non-violence des Catholic Workers.

En janvier 2019, Montoya joignit un plaidoyer personnel à la lettre d’appel de fonds annuelle de la Catholic Worker House, affirmant qu’un prestataire de sécurité privé, en lien avec le DAPL, avait tenté de la traquer et de la harceler, qu’elle souffrait des « effets psychologiques et émotionnels de la répression de l’État et des entreprises », et que la possibilité de poursuites pénales la hantait. Elle espérait collecter des fonds pour rendre visite à ses parents à Phoenix pour la première fois depuis deux ans et demi.

Les deux femmes choisirent ensuite de prendre des chemins différents. Montoya retourna en Arizona pour travailler comme institutrice. Reznicek, qui avait vainement fait le vœu, au cours des années passées, de tourner son attention spirituelle sur elle-même et de s’éloigner du militantisme, s’était finalement engagée dans ce changement de cap, devenant stagiaire au monastère de St. Scholastica à Duluth, dans le Minnesota. Les deux femmes faisaient encore profil bas en septembre 2019, lorsqu’un grand jury se réunit à Des Moines et validèrent les accusations portées contre elles.

Les avocats des femmes ne comprenaient pas pourquoi Griess avait omis de porter plainte pendant plus de deux ans. « Beaucoup pensent que c’est parce que le gouvernement essayait de trouver comment inculper d’autres personnes, mais qu’en fin de compte, il n’a pas réussi à les relier à qui que ce soit d’autre », déclara Bill Quigley, l’un de leurs avocats. (Griess ne répondit pas aux demandes de commentaires).

En octobre, Montoya et Reznicek furent localisées, arrêtées, inculpées, placées en résidence surveillée, équipées d’un bracelet électronique et interdites de communiquer entre elles. Elles se soumirent toutes deux pacifiquement à leurs arrestations. Elles avaient le droit d’être au travail, à l’église ou à la maison. Chacune d’entre elles devait répondre de neuf chefs d’inculpation identiques liés à l’utilisation illégale du feu et à la dégradation intentionnelle d’infrastructures énergétiques.

La mise en accusation énuméra précisément les agissements que les femmes avaient détaillé dans la confession écrite qu’elles avaient faite à l’été 2017. Cependant, alors qu’elles décrivaient avoir agi « avec amour » et « pacifiquement », le gouvernement fédéral substitua ces termes avec « volontairement » et « sciemment ». Les accusations étaient assorties d’une peine minimale obligatoire de 30 ans et d’une peine maximale de 110 ans, plus des centaines de milliers de dollars d’amendes.

En mars 2020, un juge fédéral ordonna un examen complet de l’impact environnemental de l’oléoduc Dakota Access dans le Dakota du Sud, donnant raison aux membres de la tribu sioux de Standing Rock qui poursuivaient Energy Transfer Partners, invoquant la possible contamination de leur eau potable et de leurs terres sacrées. Le juge déclara que l’examen environnemental initial du Corps des Ingénieurs de l’armée avait été inadéquat et n’avait pas répondu aux préoccupations des Sioux. Energy Transfer Partners insista sur le fait que son pipeline ne représentait absolument aucune menace pour les eaux souterraines. Malgré les arguments des Sioux de Standing Rock selon lesquels le DAPL devrait être forcé de fermer pendant que le Corps entreprenait une nouvelle évaluation environnementale, qui se terminera l’année prochaine, un tribunal fédéral décida à la mi-mai que le pétrole pouvait continuer à circuler dans l’oléoduc.

L’interruption du transport de pétrole brut, même temporaire, coûterait probablement beaucoup plus cher à l’entreprise que la campagne d’incendie criminel de Reznicek et Montoya. Stop Fossil Fuels, ou SFF, un collectif anonyme dont la mission comprend « la recherche et la diffusion de stratégies et de tactiques efficaces pour stopper la combustion des combustibles fossiles le plus rapidement possible », a analysé les actes de sabotage des deux femmes et calculé qu’elles ont infligé environ 6 millions de dollars de dommages en stoppant environ 30 millions de barils de pétrole qui auraient autrement circulé librement. « Cela représente moins de 0.16% du budget de l’oléoduc, qui s’élève à 3,78 milliards de dollars, ce qui équivaut à une erreur d’arrondi et est probablement remboursé par les assurances », affirme la SFF.

Mais d’un autre point de vue, les femmes ont été efficaces pour ce qui est d’atteindre leurs objectifs. En termes de barils de pétrole stoppés par personne et par mois, la SFF a affirmé que Montoya et Reznicek étaient « 1000 fois plus » efficaces que l’ensemble de la campagne #NoDAPL. Selon un calcul plus rude, chacune d’entre elles risquait initialement jusqu’à 55 ans de prison pour chaque mois où elle retardait l’oléoduc.

Cependant, si les femmes avaient une motivation matérielle pour leurs actions, elles en avaient aussi une spirituelle. Dans ce domaine, leurs réalisations sont incommensurables, non quantifiables et impalpables. Les militants de Plowshares prient pour devenir les mains de Dieu ; à ce titre, les résultats de leurs actions sont moins pertinents que leur engagement à leur égard.

« Nous devons être prêts à accepter un échec apparent », a écrit un jour Dorothy Day, « car le sacrifice et la souffrance font partie de la vie chrétienne. Le succès, tel que le monde le détermine, n’est pas le critère final du jugement. » Julie Brown, qui rejoignit le mouvement des Catholic Worker après son expérience avec Reznicek au Occupy de Des Moines, invoqua ce passage pour défendre Reznicek dans un forum en ligne du Catholic Worker.

Lorsque je rendis visite à Reznicek dans la maison des Catholic Worker où elle vivait à Duluth, dans le Minnesota, en janvier 2020, elle se levait avant 6 heures du matin, faisait du café et se dépêchait de sortir de la maison pour se rendre à la prière du matin avec les religieuses de St. Scholastica, qui se trouve à quelques kilomètres de là. En début d’après-midi, elle devait préparer le dîner pour une douzaine d’enfants au Centre Damiano, un fournisseur de repas gratuits à but non lucratif. Reznicek me disait qu’elle se sentait seule. Les religieuses avec lesquelles elle priait le matin avaient le double de son âge, et les enfants qu’elle servait le soir avaient la moitié de son âge. En outre, son bracelet électronique à la cheville limitait ses déplacements à un horaire strict. Elle avait besoin d’amis avec lesquels elle pourrait s’identifier et entama une conversation avec une bibliothécaire du campus de l’église. Reznicek voyait souvent un renard solitaire traverser le campus, et elle voulait savoir si quelqu’un d’autre l’avait vu aussi.

Les services de St. Scholastica l’ont aidée à faire face aux vagues de peur et d’incertitude qu’elle ressentait parfois à l’approche de la date de son procès. Alors qu’elle rentrait de la messe dans l’air glacial de Duluth, il y avait une chose dont elle était sûre : si les fédéraux lui permettaient d’enlever son bracelet électronique, elle savait exactement ce qu’elle voulait faire. Elle voulait se rendre à quelques kilomètres au sud de la salle de classe de l’Iowa où son professeur avait mentionné Occupy Wall Street pour la première fois, pour atteindre les rives intactes du lac Ahquabi. Elle observerait les oies, les conifères et le bleu serein de la surface de l’eau, puis, sans plus attendre, plongerait dans l’eau.

Traduction : DGR France

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