Industrialisme
L’industrialisme est l’une des composantes essentielles de notre société contemporaine. En effet, le terme industriel est fréquemment utilisé comme adjectif pour souligner la nature des modes d’organisation de nos vie civilisées depuis maintenant deux siècles. Agriculture industrielle, médecine industrielle, habitation industrielle, éducation industrielle, culture industrielle : presque l’ensemble de la vie est devenue industrielle. L’industrialisme constitue bien un système infrastructurel, social, culturel, technologique qui encadre nos existences. Nous proposons ici une définition et une réflexion sur la genèse, les formes, les implications que recouvrent cette réalité structurante qui a des effets réels sur nos vies et celle de milliards d’êtres vivants humains et non-humains. Face à ce constat, il est aussi nécessaire de prendre position contre une dynamique d’aliénation, d’exploitation et de destruction généralisée du vivant.
Qu’est-ce que l’industrialisme ?
Le terme apparaît en 1820 au moment où l’industrialisation de l’Occident s’amorce réellement en entraînant de multiples bouleversements sociaux et culturels.
Un premier sens étroit peut lui être conféré : l’industrialisme renvoie alors au système industriel de Saint-Simon (1760-1825), un aristocrate qui donnera naissance après sa mort au premier mouvement socialiste en France : le saint-simonisme. Saint-Simon forge le néologisme « industrialisme » en 1824 dans son ouvrage Le Catéchisme des industriels.
Le terme sert à ramasser l’ensemble des nouvelles croyances du monde industriel : la foi dans le progrès, la croissance économique, la machine libératrice, l’industrie comme mode d’émancipation, etc.. L’industrie devait ainsi permettre pour ce penseur ainsi que d’autres après lui dans les milieux industriels, politiques et économiques de donner naissance à une société d’abondance et favoriser l’émancipation collective, cette vision contrastant largement avec les doutes qui accompagnaient la diffusion du productivisme. Cette conception du monde et de la société perdure encore et est profondément liée à la foi dans le progrès technoscientifique. Elle émane d’une longue construction idéologique façonnée par l’action de multiples institutions (scientifiques, politiques, médiatiques) qui a produit un consensus industrialiste. Cette propagande acharnée visant à faire de l’industrie le seul destin possible et pensable pour les sociétés humaines a aussi été réalisée par la délégitimation d’avis contraires attaqués et marginalisés.
L’industrialisme n’est donc pas qu’une idéologie mais bien un système qui conditionne l’ensemble d’une société et qui se généralise pour modeler l’ensemble des espaces et institutions faisant fonctionner les sociétés de masses, les macrosociétés. Cette massification entretient une mégamachine productrice de biens de consommation en masse mais aussi d’individus que les dominants du système industrialiste cherchent à standardiser, normer, fabriquer par des institutions comme l’école ou les médias de masse.
L’expression « industrialisme » porte en elle une vision négative qu’il ne faut pas négliger : elle péjore d’autres notions comme celle de « société industrielle ». Mais c’est tout son intérêt de dénoncer en même temps que de qualifier la réalité combattue. Non pas que celle-ci se réduise à ce seul aspect – l’industrialisme étant imbriqué dans bien d’autres systèmes de domination et d’aliénation – mais il est important de ne pas le négliger comme peuvent le faire certains partisans du développement technoscientifique et industriel qui voient en lui un facteur d’émancipation.
Philippe Gruca définit quant à lui l’industrialisme comme « la vie organisée à grande échelle, un pouvoir (immanquablement) centralisé ; le sentiment d’impuissance, d’être peu de chose, d’être dépassé ; une production et une consommation de masse, et la culture qui va avec ; ce qu’on appelle la « division du travail » mais aussi la division de soi par le « travail » ; ici un environnement débordant de marchandises dont personne ne connaît vraiment ni la composition ni la provenance, là-bas, des personnes, des mines, des camps de travail, des décharges, des filières d’approvisionnement ; le fait que la vie y est largement médiée, c’est-à-dire séparée par la distance et les technologies des conditions et des effets de nos actions. »
La révolution industrielle : mutation de la civilisation et destruction accélérée du vivant
Un certain nombre de penseurs et chercheurs considèrent la fin du XVIII ème siècle comme le début de la catastrophe écologique et sociale avec l’entrée dans l’Anthropocène (la date de 1784 étant souvent citée). A partir de cette période, de nombreuses transformations s’amorcent dans les sociétés européennes, américaine et plus généralement civilisées au cours du XIX ème et XX ème siècle, bouleversements qui reposent sur et entraînent un développement technoscientifique exponentiel. L’extraction, la transformation, l’utilisation croissante et ininterrompue de matières premières combustibles (charbon, pétrole, gaz) et minérales (fer, cuivre, or, argent, bauxite, terres rares, etc.) fondent et accélèrent ces changements techniques, économiques, sociaux et culturels. Pour autant, l’industrialisation du monde ne marque pas une véritable rupture avec les logiques écologiques, sociales et politiques antérieures. Elle ne fait qu’exacerber des rapports entre les individus eux-mêmes et le monde qui pré-existaient et s’inscrivaient dans le mode de vie civilisé imposant son emprise territoriale depuis plusieurs millénaires. La révolution industrielle ne fait que multiplier le contrôle des techniques autoritaires sur l’existence des individus encore plus dépossédés de leurs moyens de subsistance et leur autonomie. Tous les processus à l’oeuvre dans les sociétés civilisées – standardisation, hiérarchisation sociale, contrôle politique, inégalités, accaparemment des ressources, destructions écologiques – ont seulement changé d’échelle, mutation qui donne l’impression d’une nouveauté mais qui constitue le prolongement d’un long désastre.
La fausse opposition entre capitalisme et socialisme
Il est courant d’opposer les régimes dits socialistes qui ont pu exister et pour certains existent encore et les régimes dits démocratiques fonctionnant selon un système économique capitaliste. Des contrastes sont visibles notamment dans la place qu’occupe l’État dans l’organisation de la société et la gestion des moyens de production mais les logiques restent les mêmes : celles de la civilisation. En effet, ces deux modèles socio-politiques ont pour fond commun de miser l’avenir sur une certaine orientation, une même direction de la société guidée par la science, la technologie, le développement économique, le mythe du progrès. Illimitation, démesure, croissance, hiérarchie, inégalités, suprémacisme humain : les mêmes caractéristiques demeurent. L’existence est en permanence rationalisée et dominée par l’idée de puissance, par une minorité qui centralise le pouvoir et exploite la majorité récalcitrante.
Les résistances à l’industrialisme
Les oppositions à l’industrialisme sont anciennes et remontent en réalité à la genèse même du processus d’industrialisation générale des sociétés au XIX ème siècle. La plus célèbre d’entre elles (mais loin d’être la seule) est le mouvement luddite en 1811-1812 qui s’opposa à la mécanisation du travail dans les manufactures textiles par le sabotage de machines. Le terme de luddite est resté dans l’imaginaire et est utilisé parfois pour désigner ceux qui s’opposent aux nouvelles technologies et à la société industrielle.
Depuis les années 1970 et 1980, un nouveau courant anti-industriel émerge à partir de plusieurs constats. Déjà, l’observation de la dégradation sociale avec une restructuration globale du capitalisme qui est entré dans une nouvelle phase : celle d’une dérégulation accélérée qui amène à une prédation croissante sur les populations dominées. L’autre constat est celui d’une catastrophe écologique sans précédent qui résulte de la grande accélération du développement technique, scientifique et donc industriel des sociétés civilisées ( ce qui a été nommé « les trente glorieuses » en France et que l’on pourrait qualfiier de « trente ravageuses »)
Le mouvement anti-industriel peut être définit comme « une pensée critique et une pratique antagonique nées de conflits provoqués par le développement de la phase ultime du régime capitaliste, lequel correspond à la fusion de l’économie et de la politique, du Capital et de l’État, de l’industrie et de la vie » (Miguel Amorós). L’objectif est de construire une stratégie globale de confrontation pour structurer les tactiques isolées. La pensée anti-industrielle dénonce les ravages engendrés par les sociétés industrielles qui reposent sur la technologie, la bureaucratie, la consommation, la production de biens manufacturés et surtout, l’utilisation de matières premières fossiles et minières extraites dans des quantités jamais atteintes auparavant. La critique est souvent dirigée contre le capitalisme et ses contradictions, à la fois internes, en générant et reposant sur de fortes inégalités sociales, et externes avec la destruction des milieux terrestres par leur contamination, leur pollution, leur saccage, l’épuisement des ressources et le changement climatique.
« L’anti-industrialisme veut que la décomposition inévitable de la civilisation capitaliste débouche sur une période de démantèlement des industries et des infrastructures, de ruralisation et de décentralisation ; ou dit autrement sur une étape de transition vers une société égalitaire, équilibrée et libre et non sur un chaos social de dictatures et de guerres. Armé de ces fins augustes, l’anti-industrialisme dispose de suffisamment d’armes théoriques et pratiques que peuvent mettre à profit les nouveaux collectifs et les communautés rebelles, germes d’une civilisation différente, libre du patriarcat, de l’industrie, du capital et de l’État. » (Miguel Amorós)
Pour une réflexion plus approfondie :
Ouvrage collectif, Sortir de l’industrialisme, Le pédalo ivre, 2011
Un des textes du recueil disponible sur ce site : http://pensee-radicale-en-construction.overblog.com/2014/06/naissance-de-l-industrialisme-au-19eme-siecle-francois-jarrige.html
François Jarrige, Technocritiques : Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte, 2014
Conclusion disponible sur ce site : https://www.partage-le.com/2016/03/technocritiques-conclusion-limpasse-industrielle-par-francois-jarrige/
Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », La Découverte, 2016
Collectif, Les Luddites en France, Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation, Editions L’Échappée, 2010
https://fr.wikipedia.org/wiki/Luddisme
Bernard Charbonneau, Le Totalitarisme industriel, L’Échappée, 2019
L’école : une institution au service de la civilisation industrielle : https://www.partage-le.com/2017/01/sur-la-nature-sauvage-des-enfants-scolariser-le-monde-par-carol-black/